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D’abord, signalons dans cette aire l’existence de cinq familles linguistiques (sept pour certains), ce qui est énorme. Parmi elles, on trouve :
Ensuite, la population des états actuels d’Indo-Chine continentale se divise entre groupes majoritaires et minorités ethniques, culturelles ou religieuses. Dans les premiers sont, par exemple, les Birmans en Birmanie, les Thaïs ou Siamois en Thaïlande, les Viets au Vietnam, les Khmers au Cambodge, les Laos au Laos, les Malais en Malaisie.
Ces populations majoritaires proviennent généralement d’immigration et de conquêtes, même anciennes, comme c’est le cas des Viets et des Siamois (ou Thaïs). Elles peuplent traditionnellement les terres basses et étroites des rares vallées alluviales, des deltas et littoraux. Parmi les minorités, on trouve de grands groupes formant une diaspora comme les Chinois (voire les Indiens), présents dans chaque pays, et dont l’immigration a suivi le commerce et les besoins en main d’œuvre industrielle et agricole (plantations d’hévéas, construction de chemins de fer, mines de charbon ou d’étain). On trouve aussi dans cette catégorie des sociétés ayant migré tardivement pour échapper à des famines ou conflits, telles les Hmong du Laos, les Lolo du Nord-Est Vietnam, ou les populations établies aux frontières, minoritaires ici mais dominantes dans le pays voisin comme les Khmers Krom du Vietnam du Sud, les Khmers Surin, les Yuan (Viets), les Issan (Lao) et les Jawi musulmans (Malais) de Thaïlande, ou encore les Shan ou « Grand Thaïs » de Birmanie. On peut placer aussi dans cet ensemble les Chams du Cambodge, du Vietnam et de Thaïlande (musulmans comme les Malais), survivants du royaume hindouiste de Champa établi jadis sur la côte de l’actuel Centre Vietnam. Le Champa a disparu définitivement au XIXe siècle, au terme d’une lutte millénaire lors de la « marche vers le Sud » des Viets venus à l’origine de ce qui est à présent la Chine méridionale.
Dans ce deuxième ensemble se trouvent aussi les diverses minorités ethniques nationales. L’Etat vietnamien en reconnaît plus d’une cinquantaine, mais elles sont en fait plus nombreuses. Ces peuples minoritaires sont les témoins d’un passé lointain, en tant que premiers habitants indigènes de ce qui est devenu le Vietnam, le Laos et le Cambodge, entre autres pays.
C’est pourquoi on les désigne comme des autochtones et, pour ceux qui peuplent les collines boisées et les plateaux herbeux du Centre et Sud Vietnam, du Sud du Laos et de l’Est du Cambodge actuels, comme des Proto-Indochinois. Certaines de ces minorités formaient autrefois de puissants groupes ethniques indépendants, maîtres de leur territoire, comme les Mnongs, Stiengs, Maa’s, Sedangs, Brous, Jaraïs du Vietnam ou du Cambodge, entre autres Proto-Indochinois, même si la plupart n’ont survécu qu’en petites bandes, se réfugiant dans des zones boisées peu accessibles, liant des alliances avec de puissants intrus.
Certains auteurs préfèrent les appeler Aborigènes.
D’aucuns, surtout dans les langues locales, les voient, non sans condescendance, comme des tribus, ethnies, peuples forestiers, ou bien, usant de néologismes officiels politiquement corrects, Khmer Loeu (Khmers d’Amont), Lao Theung (Lao des Hauteurs), Thiêu So (minorités Vietnam), Thaï Mai (Nouveaux Thaïs), Orang Asli (Hommes des origines - en malais -), s’arrêtant à des critères différents.
Ces autochtones ont encore d’autres noms, plus souvent exonymes (nom imposé de l’extérieur) qu’endonymes (nom qu’ils se donnent à eux-mêmes). Les Français d’Indochine les disaient Montagnards car établis sur des hauts plateaux couverts de forêt, avec une faible densité démographique. Après 1945 et le rétablissement de l’éphémère autorité française en Indochine, ils furent désignés un temps du curieux sobriquet de Pemsiens, d’après un découpage stratégique, jouant des divisions culturelles, imaginé pour conserver localement l’influence de la France : les Pays Montagnards du Sud-Indochinois ou PMSI. L’exploration de ces territoires méconnus du cœur de l’Indochine française, et la soumission de leurs habitants, ne fut effective que dans les années 1930 voire, pour certaines zones (territoire des Cau Maa’ du Sud Vietnam ou des Katus du Sud Laos), dans les années 1950. Ces territoires formaient ce que les anciens nommaient Jungles moï, Hinterland moï ou Pays des Moï, ensemble homogène dans sa diversité. Le terme Moï en français d’Indochine est emprunté d’un mot viet péjoratif signifiant sauvage, barbare. Francisé, il était pratique d’usage pour désigner des populations originales, différentes des Viets (nommés Kinhs depuis 1975 par les autorités). En lao, on les nomme Kha (esclaves). En khmer, ils sont appelés, globalement, non sans mépris, Phnong, c’est-à-dire sauvages ; terme qui possède dans son champ sémantique un deuxième sens, restreint et à valeur d’exonyme, désignant précisément, de façon un peu moins péjorative, les Mnongs ou Bunongs (endonyme) : l’un des grands groupes proto-indochinois du Cambodge vivant surtout dans les provinces orientales (Mondulkiri, Ratanikiri, Stung-Treng).
Dans leur majorité, les Proto-Indochinois étaient à l’époque des agriculteurs semi-nomades.
Le pratique agricole de ces sociétés rizicoles, peu nombreuses et disposant d’un territoire immense – un faible indice démographique étant la condition nécessaire pour ne pas dégrader le milieu forestier mais utiliser au mieux celui-ci en s’y adaptant sans le mettre en danger –, consiste à évoluer périodiquement sur un terroir donné couvert de forêt, en pratiquant une agriculture itinérante sèche – nourrie des seules pluies de la mousson – ou essartage, après une longue jachère forestière, souvent plus de quinze ans, défrichage de la forêt et mise à feu des abattis dans les essarts (parcelles prises sur la forêt), sur terrains difficiles, souvent sur pentes abruptes. Cette agriculture vivrière mêle au sein des parcelles tant le gros riz d’essart que le maïs, le sorgho, le piment, le bananier, et d’autres fruits, légumes, tubercules, épices et plantes comestibles, aromatiques ou médicinales. A contrario, les habitants des basses terres, majoritaires dans chacun des pays concernés, y compris jadis à l’apogée du royaume d’Angkor, sont des riziculteurs intensifs cultivant des rizières irriguées ou inondées à l’aide de canalisations complexes. Une toute autre agriculture donc. Là, on collecte généralement épillet par épillet, variété par variété, avec un couteau à moissonner, et on conserve le grain vêtu en meules. Ici, on collecte le riz à la serpe, par gerbes entières, et on engrange le grain en vrac.
Chaque groupe proto-indochinois possédait sa propre langue, même si chacune relève d’un sous-groupe linguistique particulier, donc d’un ensemble couvrant une large aire géographique souvent perçue, à tort, comme l’espace de vie d’une ethnie minoritaire donnée. Les Stiengs et les Cau Maa’ du Vietnam, en 1950, par exemple, du même groupe linguistique austro-asiatique (autrefois appelé môn-khmer), parlaient des langues distinctes mais intercompréhensibles, C’est aussi le cas des Rhadé et Jaraï, du groupe linguistique austronésien (ou malayo-polynésien).
En réalité, leur espace social, n’est ni la langue ni l’ethnie, ni le clan ou lignage, mais plutôt le finage villageois, c’est-à-dire l’espace d’un simple village, parfois d’un sous-dialecte, éventuellement compliqué de celui d’un réseau ou d’un clan. Un dense et complexe réseau d’alliances, mais aussi de chicanes et de vendettas, unissait les individus. Un village d’un groupe donné pouvait s’allier à un village d’un groupe différent pour guerroyer contre un second village de la même ethnie au lieu de nouer ses alliances avec d’autres communautés de même langue. Surtout, la majorité sinon la totalité des groupes proto-indochinois se reconnaissait, au-delà de leurs différences, comme les natifs, Fils d’Homme issus de leur Genèse mythique, de ces territoires couverts de forêt sempervirente qu’ils appelaient le Domaine des génies. Ce Domaine, la région des hauts plateaux, ils le reconnaissaient comme le lieu dont ils provenaient tous, quels que soient les langues et les groupes. Chacun d’entre eux se sentant simplement un peu plus impliqué que les autres, comme les Cau Maa’ qui se désignaient comme les Hommes authentiques pour se particulariser au sein de cet ensemble hétérogène des Fils d’Homme. Cette identité collective s’affirmait face aux étrangers : Occidentaux, Chinois, Siamois (ou Thaïlandais), Khmers (ou Cambodgiens), Chams et Viets des basses terres, des deltas et des littoraux.
Au-delà des variations linguistiques ou sociales tous les groupes partageaient une même culture matérielle, un semblable mode de vie au sein d’un univers pensé de façon semblable, régulé par des coutumes comparables (ensemble codifié de lois traditionnelles), dans une tradition orale proche, et avec un fonds de croyances symboliques fondamentalement animistes, même sous un éventuel vernis bouddhiste ou chrétien, et dont le point d’orgue consistait en un sacrifice cérémoniel de buffle.
Partout en Asie du Sud-Est, dans toutes les religions, plus ou moins syncrétiques, mélangées, on sacrifie le buffle, tant dans le bouddhisme, l’islam, que chez les chrétiens et surtout les populations restées franchement animistes. C’est d’ailleurs ce fonds religieux, l’animisme, qui est commun à tous, plus ou moins camouflé, digéré, assimilé. Or, immoler un buffle équivaut ici symboliquement à un sacrifice humain. Cet animal domestique est en effet partout une métaphore pour l’homme. D’autres animaux peuvent se substituer à lui, en le représentant : de la chèvre pour les musulmans ou du porc pour les bouddhistes à la poule voire à l’œuf pour les plus pauvres.
Difficilement pénétrable, le haut plateau central, couvert de forêts denses, à une époque ignorant quinine et antibiotiques, peu peuplé mais de guerriers réputés farouches, armés de lances et d’arbalètes aux carreaux empoisonnés, maîtres du camouflage et des techniques de guérilla, à la faune sauvage abondante (tigres, panthères, sangliers, buffles sauvages, gaurs, éléphants, rhinocéros, cerfs, chevrotains, milans...), était effrayant, les populations majoritaires, immigrantes, étant habituées à un environnement maîtrisé par l’homme.
Le haut plateau central (de nos jours, pour le Vietnam, les provinces de Quang Nam, Kontum, Pleiku, Dak Lak, Dak Nong, Lam Dong, pour le Cambodge, Ratanakiri et Mondulkiri, pour le Laos, Attapu, Saravan et Xekong) est donc resté longtemps à l’écart des royaumes environnants, viet, lao, cham, khmer, voire chinois, plus ou moins reconnu par eux comme une sorte de confédération confuse de peuples sauvages, parfois alliés, parfois adversaires, à qui on envoyait, de temps à autre, des sortes d’ambassadeurs et dont on recevait en retour des cadeaux considérés, non sans excès, comme tributs. Témoins, les Proto-Indochinois le sont dans ce qu’ils conservent du passé disparu des grands Etats voisins. A ce titre, ils sont, notamment dans le cas du Cambodge, autant reliés à la population majoritaire, que différenciés de celle-ci ; différenciés par le mode de vie, la religion, les pratiques agraires, la culture matérielle, les structures sociales ; reliés par d’autres aspects rituels et symboliques, par le passé vu sur le temps long, par des alliances militaires, politiques et économiques, par la langue et éventuellement, dans certains cas, par une origine commune.
Pour nombre d’historiens, le royaume khmer d’Angkor, voire ses prédécesseurs, et le Champa, civilisations du bâti, à Etat, à écriture, seraient en effet issues de sociétés proto-indochinoises ayant reçu, accepté, intégré la riche et complexe influence culturelle, politique et religieuse venue de l’Inde, outre l’empreinte culturelle chinoise − via cosmologie, croyances et augures associées, monnaies et commerce, surtout matières précieuses et opium −, également importante (et dominante dans ce qui est devenu le Vietnam). Ceci, même si certaines traditions locales n’excluent pas que des royaumes proto-indochinois − c’est-à-dire des sociétés politiquement élaborées − aient existé.
On voit sur des bas-reliefs d’Angkor que l’habillement (langouti ou pagne laissant les fesses nues, chignon...) et les armes (arbalètes, lances, coupe-coupe, boucliers) des soldats du royaume khmer, au Moyen Age, sont identiques à ceux des Proto-Indochinois actuels, qui forment ainsi sans le savoir un écomusée, un conservatoire de traditions et techniques plus ou moins disparues chez les Khmers d’aujourd’hui. C’est le cas du coupe-coupe de guerre caractéristique de l’outillage proto-indochinois.
L’ethnologue Jean Boulbet a noté l’étrange ressemblance, physique et d’habillement, entre Proto- Indochinois à chignon, allant torse nu, langouti pour les hommes et jupe courte pour les femmes, et les anciens Khmers de ces bas-reliefs.
Jadis, les Proto-Indochinois restent, pour la plupart, insoumis. Ils ne relèvent ni de l’Annam ni du Cambodge mais coexistent avec eux, à part, non sans entretenir des liens avec leurs grands voisins. Durant l’exploration et la conquête françaises de l’Indochine, de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale, plusieurs explorateurs, officiers ou administrateurs, tels Maitre, Odend’hal, Robert, Gatille, Morère, furent assassinés, pour raisons politiques, lors de fréquentes révoltes, par des Proto-Indochinois viscéralement attachés à leur indépendance et à la préservation de leur identité. Les intrus représentaient à leurs yeux une autorité étrangère, jamais vraiment acceptée, tout au plus tolérée en attente d’un contournement possible...
La guerre française d’Indochine puis celle, américaine, du Vietnam, avec leur plein lot de victimes, de tous côtés, y compris chez les Proto-Indochinois, incluant la destruction de leur milieu écologique par les monstrueux bombardements américains, ont précipité l’irruption brutale du monde moderne dans un mode de vie demeuré quasiment inchangé depuis les origines, rendant ces peuples vulnérables quand ils étaient restés mystérieux et donc redoutables. Ethnic Voyage Vietnam vous invite à découvrir la diversité ethnique de ce beau pays